Mohon. Babillarde
Père Peinard 19 juillet 1891 :
Mohon, (Compagnie de l'Est)
Mon vieux Peinard,
Je t'écris ces quelques mots, à toi qui n'as pas peur de cracher à la gueule des exploiteurs, en leur disant la vérité, et en leur foutant le nez dans leurs saletés.
Je travaille à la Compagnie de l'Est, je suis commissionné, je viens d'être malade, et j'ai été bien épaté de recevoir la note du médecin de la Compagnie me réclamant plus de cent balles pour ses honoraires.
Tu penses si je me dégrouille !
Je vas voir mon supérieur, et sais-tu ce qu'il me répond ?
Que le médecin est dans son droit, que ma demeure est éloignée de plus de deux kilomètres de sa résidence; et il s'appuie sur le règlement qu'il me lit pour me convaincre : - ce que j'étais épaté !
Eh bien, en voilà une crapulerie; nous louons des maisons dans les petits villages aux alentours, parce que les loyers sont moins chers; et puis qu'on a un jardinet qu'on s'échine à cultiver.
On croit avoir réalisé une petite économie, pas vrai ! Ce qu'on a économisé d'un côté, la Compagnie s'arrange pour nous le reprendre de l'autre.
Bondieu, on ferait mieux de se croiser les bras après sa journée faite : la Compagnie qui n'a du lait que pour les parasites qui vivent de notre sueur n'en profiterait au moins pas !
Et dire qu'on se tue de besogne pour gaver une poignée d'actionnaires !
Ah, les camaros, il n'est que temps que les idées anarchistes se propagent, y a que celles-là de vraies.
Y a que celles-là qui font trembler les ambitieux et les exploiteurs.
Un nègre blanc de la Compagnie.T'as bougrement raison, mon pauvre aminche de dire qu'on se tue au turbin !
C'est ça qui nous perd, nom de dieu; même quand on se figure turbiner pour son compte, - c'est encore pour les richards qu'on s'esquinte.
Ainsi toi, t'as voulu en te logeant un peu plus loin économiser quelques sous. T'as vu le résultat ? La Compagnie a trouvé le moyen de te raboter ces quelques pièces.
Le jardinet que vous cultivez tous, vous fournit des navets, des carottes, des pommes de terre... un tas de bricoles, quoi !
De sorte que vous pouvez vivoter un peu à meilleur compte que si vous n'aviez pas de jardin.
Vous croyez que la Compagnie vous en laisse le bénéf ?
Pas vrai, mes pauvres amis ! Elle se base sur ce que vous avez des légumes, pour vous fourrer une paye un peu moins forte.
A première vue, on ne s'en aperçoit pas, mais ruminez un tantinet, vous verrez que ce que je dégoise là est tout à fait juste.
Et nom de dieu, tant qu'on sera assez loufoques pour endurer les richards, ça sera pareil ! Ces bandits-là ne nous laisseront jamais qu'une portion tout à fait maigre, - juste de quoi ne pas crampser dans les vingt-quatre heures.
Oui, mille bombes ! Ils nous donnent trop pour crever de faim, et pas assez pour vivre !
Et encore, c'est pas toujours que les richards sont si génreux : c'est seulement le temps qu'on leur est utile.
Quand nous ne pouvons plus leur servir, barca ! Ils nous plaquent salement.
Alors, y a pas de rémission, faut casser sa pipe ! ...
Pour que ça change, faut se foutre à turbiner moins... et surtout à ne pas turbiner au profit des patrons...
Mais voilà, ça ne changera pas en roulant nos pouces : faut de la poigne, nom de dieu !