Charleville. Babillarde ardennaise
Père Peinard 17 avril 1892 : Un bon bougre de Charleville m'envoie un flanche sur la situation; je le colle nature quoi qu'il soit fadé de tristesse :
Charleville, le 11 avril 1892
Mon vieux Peinard,
Je ne sais pas où diable nous allons par ici !
Imagine-toi que les ouvriers du bagne Moreau aîné viennent de former une société chorale. A cela il n'y a aucun mal, mais où ça tourne gnolerie, c'est qu'ils choisissent pour directeur leur singe, un bandit qui paie 1.800 francs les enfants qui se font tuer dans son bagne.
Pour la mi-carême les ouvriers avaient organisé en cavalcade une espèce d'enterrement de l'ivresse, - et c'était leur patron qui les dirigeait !
Exploités à la boîte et conduits en divertissement par la bride, - zut !
Et ce sont les possibilos du cercle l'Etincelle, les gros bonnets de la Syndicale, qui ont manigancé ce truc de peloteurs.
- Voila, mon vieux Peinard ce que les socialos pisse-froid ont fait des ouvriers !
Ils les endorment avec le suffrage universel, les huit heures et autres menteries, de sorte que la dignité, l'énergie et l'initiative sont tout-à-fait de sortie. Dans les Ardennes, grâce aux chefs possibileux, les ouvriers sont plus dociles et plus soumis que jamais, ils en ont fait des résignés à Revin, des votards à Nouzon et à Charleville des lèche-culs.
Je ne sais dans quelle situation d'esprit se trouvent les ouvriers des autres pays, mais par chez nous, nous sommes tombés bien bas. Les vingt mille fédérés sont châtrés ! Y a de quoi pleurer de rage.
Mon Père Peinard t'arrives trop tard avec tes flanches : les possibilos ont passé avant toi; tes réflecs font autant d'effet kif kif un cataplasme sur une jambe de bois. Il n'y aura jamais de révolution dans les Ardennes, l'Idole Clément n'en veut pas !
Les socialos du cercle l'Etincelle veulent écrire sur leur bannière :
Union des monteurs en pommelle
Quand à moi je leur conseille d'y peinturlurer avec un pinceau trempé dans la merde :
Les amis de la pelotte
L'union des lèche-culs
Un ex-monteur
Brouf, l'ami, tu vois l'avenir bougrement noir ! A t'entendre, ça serait fini, y aurait plus qu'à se foutre à l'eau.
Eh bien non, j'y fais pas, nom de dieu !
Il se peut que momentanément tu aies trop raison, - mais c'est tout de même pas une raison pour se désespérer jusqu'à la gauche.
Vois-tu, c'est au moment où l'on croit que le populo, à force de s'être laisser saigner par les jean-foutre, va en faire sa crevaison, qu'il se réveille avec une ardeur carabinée.
Patience sans-dieu ! Si les bons bougres se sont laissés emballer, c'est qu'ils croyaient y trouver du bénef.
Quand il verront que c'est kif-kif bourriquot, et qu'en fait de profit et d'amélioration ils ont du vent, - alors, ca les fera ruminer !
Et ils deviendront d'autant plus enragés qu'ils auront été gnôlés.