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Le Père Peinard dans les Ardennes


Réflecs hebdomadaires d'un gniaf


Le Père Peinard fait sa Une sur les grèves dans les Ardennes



Les affiches du Père Peinard pour les élections
Collection IFHS 14 AS 122/2

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Les Sans Patrie de Charleville-Mézières
Anarchie, le mot fait peur, il désigne le chaos, la pagaille, le désordre. De vieilles images ressurgissent de notre inconscient collectif : les bombes, Ravachol, Vaillant, l'assassinat de Sadi Carnot. Pour beaucoup, anarchie est donc synonyme de terro­risme.Pourtant si l'on s'arrête un peu à l'étude de ce courant politi­que, on s'aperçoit que les choses ne sont pas si simples. Le mouvement anarchiste ne saurait se résumer à sa dimension médiatique et spectaculaire, la plus connue. Une connaissance plus approfondie de ce phénomène nécessite une plongée à l'intérieur de cette mouvance. Les militants ardennais constituent un échantillon sinon représentatif, du moins révélateur, de la nature profonde du mouvement anarchiste.

Qu'est ce qu'un groupe anarchiste ? C'est un organisme très particulier et qui ne ressemble en rien aux sections ou groupes des autres partis. Il n'y a ni bureau, ni cotisation fixe et aucun compagnon n'est obligé d'annoncer d'où il vient, ce qu'il fait et où il va. La salle du groupe est un lieu de passage où chacun discourt à sa guise, lieu d'éducation et non d'action" (1).

Le département des Ardennes a connu l'existence de plusieurs groupes anarchistes. Celui de Charleville Mézières n'eut pas la vie la plus longue, mais il fut certainement le plus structuré.

Né en 1891 d'une scission au sein de la Fédération des Travailleurs Socialistes, il disparaît en 1894 sous les coups de boutoirs de la répression policière, déclenchée à la suite de l'assassinat du président de la République, Sadi Carnot, par l'anarchiste Caserio.

Les principaux militants du futur groupe anarchiste "Les Sans Patrie" ont d'abord été des militants socialistes de la première heure, compagnons de Jean Baptiste Clément : Moray est en 1888 secrétaire de la commission de propagande de la Fédération Socialiste. Thomassin en 1889, mène campagne pour soutenir la candidature de Jean Baptiste Clément aux législatives, cet activisme lui coûte son emploi de tisseur à Rethel. Venu habiter à Mézières, il adhère au cercle socialiste "L'Étincelle" où il est élu à la commission du groupe. Tisseron, en décembre 1890, est secrétaire du cercle "L'Étincelle". Mais il y mène une campagne oppositionnelle. Lors des élections de 1889, il propose de voter au 2ème tour pour le candidat de droite De Wignacourt, afin de battre Corneau le député radical sortant. Il met en cause les élus socialistes du conseil municipal qui ne viennent jamais rendre compte de leur mandat devant les militants du parti. L'année suivante, il propose que les conseillers municipaux socialistes démissionnent, si le conseil refuse la gratuité des fournitures scolaires. Sa motion est minoritaire. Mais cette guérilla, menée à l'intérieur de la formation socialiste ne sera pas l'élément déterminant qui amènera la rupture.


La rupture avec les socialistes.


Créé en 1889 à Paris, le Père Peinard, est avec la Révolte l'un des principaux hebdomadaires 'anarchistes. La Révolte, au ton doctrinal, a du mal à trouver un lectorat dans les Ardennes. Par contre le Père Peinard, gouailleur, employant volontier l'argot, rencontre un large public dans notre département, en particulier parmi les ouvriers de la Vallée de la Meuse.

Dès 1889, Badré Mauguière à Revin et Baicry à Sedan diffusent le journal anarchiste. Le 10 août 1890 parait le premier article fustigeant un patron de Charleville. C'est l'occasion pour Thomassin d'envoyer au Père Peinard l'argent de sa première diffusion du journal. Comme de nombreux militants, ayant perdu leur emploi, à la suite de leur action politique, Thomassin se reconvertit dans le colportage de journaux. Militant socialiste, il est amené tout naturellement à vendre l'Émancipation, l'organe de la Fédération des Travailleurs Socialistes. Mais il diffuse également le Père Peinard. Quoi de plus normal, dans la classe ouvrière, la frontière entre socialistes et anarchistes n'est pas très nette.

Le Père Peinard est simplement un journal un peu plus révolutionnaire mire. On peut d'ailleurs l'acheter au bureau du journal socialiste l'Émancipation, le secrétaire Chauvet, accepte de le vendre avec la presse du parti.

Mais la situation sociale se tend dans le département. Les mois d'avril et mai 1890 voient le nombre de syndicats croître rapidement pour atteindre 75, à Nouzon les effectifs syndiqués passent de 500 à 1500 adhérents (2). J.B. Clément est arrêté et emprisonné, à la suite de la manifestation organisée à Charleville le 1e, mai 1891. "La situation est révolutionnaire dans les Ardennes" (2).

L'Union Fédérative du Centre (3) envoie J.B. Lavaud pour le remplacer comme permanent de la Fédération des Ardennes.

En l'absence de Clément, sous les verrous, le cercle socialiste "L'Étincelle" interdit le 23 mai à Thomassin de vendre le Père Peinard et prévoit en échange de lui octroyer une indemnité compensatrice.

"Comme le copain Thomassin n'est pas un gars à subir les avances et à obéir aux ordres de quelque Jean Foutre que ce soit, il n'a rien voulu savoir" (4). Il fait aussitôt paraître dans le Père Peinard l'entrefilet suivant : "Les personnes qui désirent acheter le Père Peinard sont priées de ne plus aller le demander au bureau du journal l'Émancipation, pour ne plus emmerder le secrétaire M. Chauvet. Le journal est crié dans la rue et il sera porté à domicile aux personnes qui en feront la demande".

Ces quelques lignes provoquent une altercation entre Chauvet et Thomassin au siège de l'Émancipation. Le 1e= juin le cercle "L'Étincelle" vote une motion désapprouvant "la conduite de . Thomassin dans plusieurs endroits de la ville", déclare que Thomassin a eu tort de faire insérer dans le Père Peinard cette note et puisqu'il continue à vendre ce journal, lui retire la vente de l'Émancipation. Le Père Peinard condamne cette décision. Thomassin "endure de la mistoufle, car la vente de ce canard (l'Émancipation) l'aidant à vivoter, du moins il est libre ! Il n'est pas sous la coupe de petits messieurs des Ardennes qui se figurent sortir de la cuisse de Jupiter, et parlent déjà comme s'ils avaient la France dans leur poche". Lavaud, le remplaçant de Clément, ne prêche pas l'oecuménisme du chansonnier monmartrois. Il n'accepte pas que l'on vende le Père Peinard, au siège de la Fédération socialiste, un journal "rédigé par un bourgeois qui croit parler le franc et énergique langage du peuple, en imitant la langue des rôdeurs de barrières".

Le 4 juin à la réunion du cercle "L'Etincelle", Lavaud demande à Thomassin s'il souhaite continuer à vendre l'Emancipation, jusqu'au retour de Clément. Thomassin refuse de se plier à cette proposition qui lui interdit la vente du Père Peinard. Le cercle vote la mise à l'index du journal anarchiste. Les militants socialistes devront donc boycotter le Père Peinard et ne plus l'acheter.

Constatant qu'il n'y a plus rien à faire au sein du cercle, Thomassin démissionne.

Dès lors, les attaques entre les deux camps redoublent, par journaux interposés, dans un contexte social survolté. Les attentats de Revin et Charleville, en juin, provoquent une vague de perquisitions chez de nombreux militants socialistes. (5). La terreur s'installe, la Fédération socialiste risque de se désagréger. Sous les coups de la répression, Clément prêche la modération et s'oppose aux anarchistes qui veulent attiser l'incendie social.

La polémique s'envenime lorsque l'Emancipation accuse Thomassin d'être un mouchard. Le point de non retour est franchi. Les anarchistes qui jusqu'ici se sont abstenus d'attaquer directement J.B. Clément, franchissent le pas

"J.B. Clément et Lavaud sont deux saltimbanques qui se permettent de nous calomnier parce que leurs oreilles sont hors de portée de nos mains. Ils se gardent bien de venir nous dire face à face les saletés qu'ils propagent" (6).

Thomassin raconte pour sa part un incident significatif des rapports que les anarchistes entretiennent avec Clément : "Hier en faisant ma tournée dans Charleville, je passais rue de Flandre, quand arrivé en face le café Legrand, je m'entends interpèller de l'intérieur. Je regardai, et je vis Clément qui était d'une furie ; Oh ! mais d'une furie ! ... Il croyait sans doute que j'allais entrer, j'en avais le droit quoique je n'en ai pas eu l'intention. Il a fermé la porte, d'une façon à la briser, pour faire voir qu'il n'était pas content..

La dessus, je me mets à crier mes journaux. Nouvelle furie, mais cette fois Clément sort et je lui demande qu'est ce qu'il y a. Il me répond, d'un air: Je vous défends de m'insulter !...

Naturellement, je lui ai ri au nez de la société qui l'accompagnait, plusieurs ont été obligés de le prendre par le bras et de le faire rentrer dans le café. Mais il était d'une furie

J'ai pris des renseignements, et on m'a dit que la cause de sa grande rage, c'est de m'avoir entendu crier mes journaux ; et il ajoute que j'ai été crier devant le café Legrand, parce que je savais qu'il y était.

Je lui donne le démenti le plus formel, mais je ne me détournerai jamais, pas plus pour Clément que pour n'importe qui". (7).

Les ponts sont coupés entre socialistes et anarchistes. Le 30 octobre Tisseron est exclu, le 6 février 1892 ce sera le tour de Van Praët.

D'autres exclus du cercle "L'Etincelle", Mailfait et Lamoureux, participeront également à la Fondation du groupe anarchiste.


Les Sans Patrie.


Les dissidents socialistes sont bien décidés à créer un groupe anarchiste sur Charleville Mézières. Leur première initiative consiste à vouloir organiser une tournée de conférences de Sébastien Faure (8) dans les Ardennes. Une collecte est lancée pour financer ce projet. Thomassin se charge de centraliser l'argent.

Le 11 octobre 1891, il fait insérer cet avis dans la Révolte et Père Peinard : "Les camarades qui ne marchent pas vers la Sociale comme des écrevisses, les copains conscients de leurs droits, les hommes libres ayant chassé tous préjugés, désirant discuter sans chefs, sans sectes et surtout sans rois, sont invités à se réunir 10, rue Colette au Pont d'Arches (9) (Mézières). Formation d'un groupe anarchiste. Un compagnon traitera de l'idée anarchique. Mesures à prendre pour inviter Faure à venir dans les Ardennes".

Le 18 octobre 1891 le groupe est créé : "Compagnons, nous venons à quelques bons camarades, convoqués par le Père Peinard et la Révolte, sur l'initiative du compagnon vendeur de ces journaux, de nous réunir à Mézières et de constituer sous le titre les Sans Patrie un groupe communiste anarchiste. Comme l'indique notre nom, le but principal que nous poursuivons est la destruction des préjugés patriotes, des idées chauvines, l'anéantissement même du mot patrie. Notre titre est une déclaration de guerre au militarisme ainsi qu'à l'idée de conquête ou d'asservissement des peuples.

Tous les hommes sont frères, rien ne devrait les séparer et le militarisme est une plaie odieuse que tous doivent combattre avec acharnement.

La guerre est une chose abominable, l'invention diabolique dé monstres ambitieux à face humaine. Nous voulons la paix, la sécurité pour tous. Plus de frontières, ces barrières élevées par les tyrans. On a parqué les peuples sur des territoires autour desquels on a tracé des lignes qu'ils ne peuvent franchir et tel couronné a dit

« Ceux qui sont à la gauche de cette ligne m'appartiennent ; les autres sont à toi ». Nous ne reconnaissons pas ces tracés au crayon, ces courbes imaginaires qui séparent et divisent les peuples : nous sommes des antipatriotes. Nous sommes aussi des anticléricaux et des antiréactionnaires. Hommes de progrès et de liberté, nous combattons au nom des principes socialistes et révolutionnaires et travaillons non à la conquête des emplois et des privilèges que se sont accordés nos ennemis de classe  les bourgeois   mais au prompt affranchissement de tous les êtres humains, sans distinction.

C'est dire que nos rangs sont largement ouverts aux miséreux, aux malheureux, aux exploités, aux révoltés, à tous les parias, à tous les battus, volés, malmenés, de même qu'aux convaincus, aux honnêtes, mais qu'ils sont impitoyablement fermés aux ambitieux, aux autoritaires, aux hypocrites. Nous sommes anarchistes, c'est à dire ennemis avérés de toute autorité. C'est pourquoi chacun dans notre groupe sera libre d'exprimer ses idées et agira en toute liberté.

Il n'y a chez nous ni chasseurs de places, ni placeurs, ni dupeurs, ni dupés. Que nos camarades de travail et de misère se le disent et viennent nombreux à nos réunions".


Qui sont ces anarchistes ?


Une procédure d'instruction menée par le tribunal de Charleville pour association de malfaiteurs à l'encontre des Sans Patrie (10), permet de connaître les militants les plus assidus :

 

Nom Prénom Age Profession
Tisseron J. B. Jules 29 ans brossier
Thomassin Nicolas 45 ans vendeur de journaux
Midoux Edmond Hector 25 ans tourneur en fer
Van Praët Laurent 33 ans brossier
Van Praët Jules François 30 ans brossier
Didelot Charles 25 ans ferronier
Baijot Léon Gaston 20 ans ajusteur
Mailfait Paul Jules 19 ans frappeur
Mailfait Hubert Paulin 25 ans ferronnier
Moray Henry Joseph 24 ans plâtrier
Harand Jules dit Berdin 27 ans frappeur
Bouillard François Gustave 35 ans forgeron
Maré Jules Armand 30 ans mouleur
Lamoureux Auguste Victor 43 ans brossier

L'analyse des professions des membres du groupe montre le caractère très prolétarien des anarchistes : ce sont des ouvriers. Les ouvriers métallurgistes sont majoritaires (7 sur 13), cette situation est le reflet d'une industrie nettement prédominante dans le département.

L'étude socioprofessionnelle des militants anarchistes de Charleville Mézières contredit la thèse souvent soutenue par de nombreux historiens quant au caractère petit bourgeois de l'anarchisme, implanté principalement chez les artisans.

Toutefois cette classe ouvrière hégémonique chez les anarchistes de Charleville Mézières, n'est pas monolithique.

Rappelons qu'à cette époque un mouleur chez Paillette gagne 7 à 8 F par jour ; aux Ateliers de Mohon, un forgeron touche 4 à 5,75 F et un frappeur 3,25 F quant au brossier, son salaire va de 2,75 F à 3,75 F par jour (13).

Ce sont tous des ouvriers, mais ils n'ont pas tous la même qualification, ni le même salaire.

Autre caractéristique du groupe, la présence de 3 ouvriers belges (14). Le titre Sans Patrie prend ainsi tout son sens.

Sur les 6 militants dont on connaît la situation de famille, 4 sont mariés et pères de famille, deux sont célibataires.

Le groupe anarchiste est il "un ramassis de repris de justice ?". Il est vrai que 4 militants ont eu affaire à la justice. Le plus politique est certainement Bouillard condamné à un mois de prison après avoir traité les gendarmes de "lâches" et à 6 semaines d'emprisonnement pour avoir déclaré au maire de Nouzon : "Je t'emmerde toi et ton écharpe, je suis anarchiste, je ne connais pas ton autorité". Quant aux frères Mailfait et à Midoux, ils ont été condamnés à 6 jours de prison après avoir participé à une rixe dans un bar. Enfin, Paul Jules Mailfait a subi une peine de 2 mois de prison pour coups.

Le Père Peinard justifie leur parcours : "Ils n'ont pas honte pour ça, foutre non. Ils portent la tête haute, comme des révoltés qu'ils sont et quand on viendra dire à l'un de vous :   T'es un repris de justice. Répondez lui : c'est plus estimable d'être un repris de justice qu'un conseiller municipal, ou même vice-président des conseillers prud'hommes. C'est plus estimable d'être ça que d'avoir la bassesse d'aller gueuletonner avec les patrons, de s'aplatir devant eux, conservant la chèvre et le chou, tout en faisant croire aux camards qu'on est dévoué à la Sociale".

Les Sans Patrie sont des révoltés, n'ayant rien à perdre. Ils sont prêts à aller jusqu'au bout de leurs idées, et plus particulièrement de l'antimilitarisme.


Une désertion qui se termine mal.


Après quatre mois d'existence le groupe anarchiste subit les foudres de la justice. Une information est ouverte pour association illicite. Le 20 février 1892 la police perquisitionne chez Tisseon et Moray. Des lettres sont saisies chez Moray, elles proviennent toutes de Reims. Certaines intéressent plus particulièrement la justice. Il s'agit de courriers rédigés par des soldats au 132ème de ligne. Certaines lettres proviennent de Loriette, le petit ami de la sueur de Moray.

Les galanteries amoureuses entre les deux jeunes gens sont sans intérêt pour la police, par contre les critiques de Loriette adressées à son colonel, pourraient laisser présager une action antimilitariste, au sein de la caserne. Ces lettres sont transmises au colonel du 132è e, celui ci convoque Loriette et le menace du conseil de guerre. Loriette écrit à son amie pour lui faire part de la situation et de ses craintes. La jeune fille est désespérée, elle se confie à son frère. Celui-ci met Tisseron et Maifait dans la confidence. Les trois militants anarchistes proposent de faire déserter Loriette pour lui permettre d'échapper aux poursuites. Les deux amoureux devront ensuite s'enfuir en Belgique.

Mailfait se propose pour ramener Loriette de Reims et organiser la désertion. Moray rédige un billet que Mailfait doit remettre à Leroux, un compagnon de Reims susceptible de leur apporter un appui, Mailfait prend le train pour Reims. Arrivé, il se rend directement à la caserne et fait appeler Loriette. Les deux hommes se rendent dans un café. Mailfait conseille à Loriette de déserter. Celui ci se laisse convaincre de peur de subir les foudres du conseil de guerre.

  Quel jour espères tu filer ?

  Le mercredi, je ne vais pas à l'exercice, il me serait facile de partir.

Mailfait lui promet des vêtements civils mais il est impossible de les envoyer de Charleville, Loriette ne les recevrait pas à temps.

Du café, ils se rendent chez Leroux. Après avoir parlé politique, ils discutent ensemble de la désertion de Loriette. Leroux propose de fournir des effets civils et l'argent nécessaire au trajet en chemin de fer pour se rendre à Charleville. Une fois les détails mis au point, ils se quittent. Mailfait prend le train le soir même et rentre à Charleville à minuit. Le lendemain, il va voir Moray pour lui rendre compte de sa mission, celui ci lui apprend que le voyage à Reims est ébruité, la police est au courant. Tisseron envoie tout de même une lettre à Leroux, pour lui demander, au nom des Sans Patrie de fournir des vêtements à Loriette et lui avancer l'argent pour le voyage.

Le 16 mars, comme prévu, Loriette sort de la caserne, rencontre Leroux. Celui ci lui explique inquiet : "La police a perquisitionné chez moi hier, il vaudrait peut être mieux ne pas y aller. Ce n'est pas le moment de déserter".

Mais Loriette est bien décidé à aller jusqu'au bout. Ils se rendent, malgré tout chez Leroux. Le militaire quitte sa capote, Leroux coupe les boutons et lacère les écussons, puis Loriette endosse des vêtements civils et empoche 7 F, prix du voyage en train pour Charleville.

Mais au lieu de suivre le plan prévu, Loriette va voir son beau frère qui accomplit une période d'instruction au 91ème à Mézières. Sur son conseil il se constitue prisonnier à la gendarmerie. Le Père Peinard commentera son attitude : "A Charleville, il cane, va se constituer prisonnier et se laisse tirer les vers du nez. Il dénonce ceux qui pour lui rendre service, l'avaient aidé à se tire botter.

Moray et Mailfait eurent le temps de se carapatter en Belgique ; moins bidard, Leroux fut sucré".

Le 15 mars, à six heures du matin, M. Bazzani, commissaire central, accompagné de M. Piard, inspecteur de la sûreté et de deux agents de police, se rend 227, rue des Capucins à Reims, au domicile de Leroux. Le commissaire central présente à Leroux un mandat d'amener et un ordre de perquisition, délivré par le parquet de Charleville. Leroux n'oppose aucune résistance et se laisse arrêter sans protester. Il est expédié, sous escorte à Charleville.

Le 31 mars le tribunal correctionnel le condamne à 18 mois de prison ; Moray et Mailfait à 3 ans d'incarcération.

Leroux connaît une fin tragique. Conduit par deux gendarmes à Nancy, pour être jugé devant la cour d'appel, il tente de s'enfuir en se jetant dans un canal mais ne sachant pas nager, il se noie.

Moray et Mailfait se sont enfuis à Liège. Arrêté par la police belge, Mailfait sera extradé, jugé par le tribunal correctionnel de Charleville le 22 juin et condamné à 8 mois de prison.

Moray a la malencontreuse idée de se rendre dans une réunion publique à Liège et d'y prendre la parole. On le prend pour Mathieu, le complice de Ravachol. Il est arrêté, puis relâché. Il se trouve sur le pavé, sans un sou, mourant de faim puis tombe malade et doit entrer à l'hôpital. A peine convalescent, il cherche du travail, mais ses forces l'abandonnent, il est obligé de quitter le chantier où il est employé et doit se résigner à revenir en France où il se constitue prisonnier à Vireux.

Incarcéré à la maison d'arrêt de Charleville, il doit être hospitalisé peu après. Remis sur pied, le tribunal correctionnel le condamne le 6 octobre à 8 mois de prison. Le groupe Sans Patrie faillit ne pas se relever de cette affaire. L'antimilitarisme ne représente qu'une des fouettes de son action propagandiste. La grève est une autre.


La grève chez Deville et Paillette.


Le groupe Sans Patrie est formé depuis deux mois lorsqu'éclate une grève très dure. Le 9 décembre 1891, MM. Deville et Paillette ayant baissé les tarifs horaires, le secrétaire du syndicat des métallurgistes, Bauda, s'écrie à l'adresse de ses compagnons : "Vous n'êtes donc pas Français, vous n'avez donc pas de sang dans les veines pour consentir à cette spoliation ? Habillons nous et partons". Aussitôt deux à trois cents ouvriers quittent l'usine, rejoints bientôt par deux cents autres. Par mesure de rétorsion, les patrons décrètent le lockout.

Au bout de quinze jours de conflit, les patrons réouvrent les ateliers sous la protection de la police, pas un seul gréviste ne reprend le travail.

A la fin janvier 1892 le conflit s'essouffle, l'usine se remplit peu à peu, les meneurs sont licenciés.

La déception et la rancoeur s'emparent d'une partie des grévistes. Le Père Peinard leur sert tout naturellement de tribune ; le 20 mars l'un d'eux adresse une missive au journal: "Ça y est, les grévistes sont pris par la famine après trois mois de lutte. Les conseils des bouffe galettes de la rue de Gonzague (16) ont annihilé le courage des grévistes en nous prêchant le calme et la résignation. Ils s'en sont payés des promesses menteuses !

Eh, Clément, où sont les 30 000 balles que tu devait ramener de Paris ? Où sont les 25 000 Francs qui devaient venir d'Angleterre en bateau ? C'est pas promettre qu'il fallait ! Fumiste va, il ne fallait pas te promettre à toi, la Fédération en sait quelque chose...

Enfin, à la cour de Nancy, tu as pris les engagements d'être sage et de bien garder les moutons de Panurge.

Va, tu n'étonnes plus personne ! Nous savons pourquoi a été entreprise contre le Père Peinard la campagne de calomnies. Vous redoutiez qu'un jour vienne où on vous foute le nez dans vos ordures. Clément en prend trop à son aise, au lieu de flanocher à Paris avec leur belle galette, pendant qu'ils endurent la mistoufle, il devait être avec eux".

Fin février : "Le bagne s'emplit goutte à goutte et un tas de renégats radinent à la queue leu leu. En outre la faim se fait sentir et comme les promesses des bouffe galettes possibilistes ne se réalisent pas, la désespérance se fout de la partie. On se plaint de leur manque de parole... Les grosses légumes possibilardes sentent leur édifice s'écrouler. Ils sont au bout de leur rouleau. Ils ont tellement usé de l'autoritarisme que ça casse. Les syndicats se disloquent ; les mécontents (qui sont une chiée) ne payent quasiment plus leurs cotisations Ce qui fait ronchonner les gros birbes possibilos, c'est que les anarchos augmentent à vue d'oeil. Pensez donc, ils ronchonnent d'autant plus que c'est les militants de la première heure qui les plaquent".

La grève chez Devine et Paillette, par sa radicalité, à sans doute aggloméré autour des Sans Patrie, un courant ouvrier déçu par l'action des socialistes et frustré d'une victoire contre le patronat.

A côté de cette forme d'action, somme toute traditionnelle, le groupe anarchiste n'hésite pas à sortir des sentiers battus du militantisme.


Dénonciation des moeurs bourgeoises.


Assez curieusement les anarchistes de Charleville s'intéressent dès la création de leur groupe, aux problèmes de morale, de sexualité. Naturellement, il s'agit moins pour eux de développer une éthique que de dénoncer les autorités.

Le commissaire de Charleville est le premier à subir leurs foudres : sa maîtresse lui aurait donné une correction après l'avoir surpris avec une autre femme.

Le Père Peinard commente la scène : "Ces histoires là, ça me regarde pas, nom de dieu ! Et j'en avais rien dit si c'eût pas été un commissaire qui ait reçu la trempe". "L'animal va se venger: comme se vengent tous les salops de son espèce. La boutouffe est belge, eup, on va l'expulser ! On lui a donné un mois pour bazarder son café".

Puis c'est au maire de Charleville d'être sur la sellette, les anarchistes l'accusent d'avoir mis enceinte une jeune fille de 19 ans. Le brigadier de police n'échappe pas à leur vigilance : "Parait qu'il a voulu tâter de trop près une fillette de 15 à 16 ans". Arrêté, il est remis en liberté. "Comme c'est un ami de mossieu le mâre, on a fait des micmacs : on n'a pas trouvé le principal témoin, c'est à dire la jeune fille qu'il a violentée".

Les anarchistes dénoncent la clémence du tribunal à son égard : six jours de prison, "c'est entendu, les loups et les marlous ne se mangent pas entre eux ... .

Cette affaire leur sert de prétexte pour fustiger la police; pour y entrer, "il faut devenir crapule jusqu'au bout des ongles et être prêt à étriper père et mère".

L'attitude du maire est stigmatisée, celui ci cherche à défendre son subalterne, "c'était prouver qu'ils sont liés par un tas de boue".

L'arrestation de mères maquerelles et d'un souteneur fournit aux Sans Patrie l'occasion de dénoncer les maisons closes, fréquentées par les "magistrats, roussins et richards", "c'est là que rappliquaient tous les ogres de la haute qui aiment la chair fraîche". Les anarchistes condamnent ces établissements où échouent des filles d'ouvriers dont les plus âgées ont juste seize ans et qui finiront ensuite au ruisseau ou en prison, "histoire de les empêcher de casser du sucre".

Lors du procès d'une "pauvre garce ayant pour métier de dénicher de la chair fraîche aux ogres de la haute", le Père Peinard titre en première page : "Scandales à Charleville" : Il raconte cette histoire, "pour que le coeur vous soulève... afin que ça augmente votre haine contre la pourriture bourgeoise".

A l'audience l'une des jeunes filles explique qu'elle entretenait des relations intimes avec le commandant du 91ème : «vous voyez d'ici la trombine du président qui sûrement, ne s'attendait pas à celle là". Il fait évacuer la salle. "Vous comprenez, les témoins citent des noms, et c'est tous des noms de la haute. Y a de tout, nom de dieu magistrats, police, armée, bourgeoisie... ".

Que conclure de cette campagne orchestrée par les anarchistes ?

La dénonciation des autorités n'est pas surprenante. Par contre on ne décèle aucune apologie de l'union libre, crédo de la doctrine anarchiste. L'aspiration à un certain puritanisme transparaît même. Cela ne saurait surprendre, la plupart des anarchistes de Charleville sont de bons pères de famille, peu enclins à se laisser aller vers le libertinage ou une remise en cause des structures traditionnelles du couple.

Le thème de cette campagne est original dans le contexte d'une action politique, les anarchistes pour élaborer collectivement les actions à mener (antimilitarisme, grève, morale) ont pour habitude d'organiser des réunions publiques ou non.


Les réunions.


En deux ans d'existence le groupe Sans Patrie tient vingt quatre réunions officielles annoncées dans la presse anarchiste, compte non tenu des réunions officieuses dont l'ordre du jour ne doit pas être connu de l'extérieur et en particulier de la police.

Ces réunions se déroulent principalement dans des cafés aux noms évocateurs : "Au rendez vous des ouvriers", "Au ter chaineau" ou "Café de la gaieté" à "La petite culbute".

Cette localisation offre à la police des moyens de pression et de renseignements non négligeables. Ainsi un commissaire zélé menace le patron d'un troquet qui accueille les anarchistes. "Je ferai fermer votre débit... Si j'y réussis pas, je viendrai m'installer à une table et j'y passerai une journée entière pour chasser votre clientèle"...

Le contenu des réunions permet de distinguer trois périodes successives dans l'histoire du groupe anarchiste.

La première correspond à la création du groupe, ses membres cherchent à se former sur le plan théorique, chaque réunion aborde donc un sujet précis, d'ordre général : "Le travail de l'homme, de la femme et de l'enfant", "Collectivisme et anarchie". Bien vite les questions pratiques d'organisation prennent le dessus : il faut rédiger un manifeste pour les élections (17), organiser des conférences, réagir aux mesures de répression.

Enfin dernière période, à partir d'octobre 1893, sous le coup des perquisitions et des arrestations, le groupe se réunit, mais n'annonce plus d'ordre du jour. Volonté de ne pas faciliter le travail de la police ou lassitude ? L'important est de se retrouver pour signifier sa présence et non plus d'aborder tel ou tel sujet précis.

Les anarchistes semblent conscients du caractère un peu sclérosant de ces réunions de militants. Aussi, par deux fois, ils organisent des soirées familiales plus décontractées, l'une à l'occasion de l'anniversaire de la Commune, l'autre pour la libération de prison d'un des membres du groupe.

Lors des élections législatives de 1893, le groupe Sans Patrie manifeste une volonté d'élargissement, pour sortir du cercle des anarchistes convaincus ; un groupe abstentionniste est créé.

Mais il ne dure que trois mois sous l'effet de l'agitation électorale. Il disparaît aussitôt.

Les tentatives d'élargissement ne sont guère couronnées de succès. La répression subie par le groupe n'encourage pas ces véléités.




La valse hésitation des autorités.



La désertion du soldat Loriette a permis la criminalisation d'une partie du groupe Sans Patrie. Toutefois l'ensemble des membres n'est pas touché pour ce processus et son action politique n'est pas entravée. En avril et mai 1892, cinq anarchistes sont arrêtés, sous le coup d'une inculpation d'association de malfaiteurs.

A la même époque, afin de prévenir des affrontements violents à l'occasion du 1er mai, le gouvernement décide d'arrêter les anarchistes qui pourraient fomenter des troubles.

Mais le préfet des Ardennes considère cette mesure dangereuse pour l'ordre public dans le département : " Qu'il y ait dans cette masse ouvrière actuellement paisible, des individualités confinant de fort près à l'anarchisme, cela n'est pas douteux. Entre les partisans de la propagande pour le fait et beaucoup d'adeptes de la propagande par le discours ou par publication, la distinction, pour le milieu dont je parle est si subtile qu'il est permis d'avancer que tel socialiste, très sûr aujourd'hui, sera demain, si les circonstances y prêtent un peu, le plus pur anarchiste". Le préfet conclut que les arrestations préventives d'anarchistes risquent de déclencher une agitation intolérable et de provoquer la solidarité des socialistes.

Quelque jours plus tard, retournement de situation. Le préfet est informé que Paulin Mailfait, impliqué dans l'affaire de désertion et en fuite en Belgique serait revenu clandestinement à Charleville. Il y aurait rencontré Thomassin, Maré et Bouillard dans le but d'amener quelques cartouches de dynamite. Intoxication ou réalité ?

Le parquet ouvre une nouvelle information pour association de malfaiteurs, fait opérer des perquisitions et met sous les verrous les trois, anarchistes.

Parallèlement, le préfet ordonne à la gendarmerie de patrouiller la nuit à Charleville et à Mézières. Puis la gendarmerie est remplacée par l'infanterie.

Des mesures d'ordre sont prises par le préfet, en vue du 1er mai : "Les troupes consignées dans leurs casernes me permettront de maîtriser l'ordre dans la plus large mesure. Un train spécial, formé dès le matin à la gare de Charleville les transporteraient, au premier signal et dans les circonstances les plus rapides, sur les points où le secours de la force armée serait réclamé".

En fait toutes ces mesures seront inutiles, le ter mai se déroulera calmement. Quant à l'information ouverte contre les trois anarchistes, elle se traduira pàr un non lieu. Ils auront tout de même passé 15 jours en prison.

Les autorités, conscientes du danger représenté par ce noyau anarchiste, fervent de désordre, sont bien décidées à s'en débarrasser : de novembre 1893 à avril 1894, cinq vagues de perquisitions, comprenant au total trente deux entrées domiciliaires. Ces perquisitions justifiées par la recherche d'engins explosifs, ne donnent lieu qu'à la saisie de journaux et de brochures.

Autre moyen de déstabilisation, sans doute le plus redoutable, puisque ne souffrant ni appel, ni justification : l'expulsion d'étrangers.

Les trois sujets belges, membres du groupe sont victimes, de cette mesure : Moray tout d'abord le 29 mai 1893, puis les frères Van Praët le 2 mars 1894 (19).

Les expulsions signent l'arrêt de mort des Sans Patrie, victime des frontières qu'ils ont combattu.





NOTES

(1) Le mouvement anarchiste en France par Jean Maitron ( Maspéro ).

(2) Manuscrit d'Henri Manceau pour son livre Des luttes ardennaises. Archives H. Manceau. Terre ardennaise

(3) Le parti de J.B. Clément.

(4) Le Père Peinard du 9.8.91.

(5) Terres Ardennaises no 9.

(6) La Révolte du 19.9.9 Le Père Peinard du 4.10.91.

(8) Conférencier anarchiste très populaire, à l'indéniable talent d'orateur.

(9) Domicile de Thomassin.

(10) Cette procédure se soldera par un non lieu (11.4.1892).

(11)Participer le 31 mai 1885 à la Fondation de la Fédération Ardennes (Cf D. Bigorgne   J.B. Clément). (12) Ancien tisseur.

(13) Cf. J.B. Clément par Didier Bigorgne.

(14) II s'agit de Moray né à Spa et des frères Van Praët est né à Gand, l'autre à Vilvorde).

(15) Ils y retrouvent Tisseron à la Maison du Peuple, restent ensemble une dizaine de jours. Puis Tisseron les quitte pour rentrer en France à La Capelle où il trouve un emploi. Arrêté, il est condamné le 25 mai à 6 mois de prison.

(16) Fédération socialiste.

(17) La question de la propagande anti électorale est abordée dans une réunion sur cinq.

(18) Qui se traduira finalement par un non lieu.

(19) Un sympathisant Emile Louvigny né à Sugny est expulsé à la même date. L'état signalétique des anarchistes étrangers expulsés de France indique également Léon Troclet couvreur né à Bagimont. Ce dernier connu comme socialiste semble avoir été assimilé aux anarchistes pour justifier la mesure prise à son encontre.

Ecrit par libertad, à 00:09 dans la rubrique "Le Père Peinard".

Commentaires :

  MAILFAIT
22-11-04
à 11:39

Descendence P J Mailfait ?

Bonjour

Votre article m'a beaucoup interressée , mon nom de Jeune fille est MAILFAIT , née de Paul Jules MAILFAIT né le 4/12/1910 à Charleville-Mézieres,je ne l'ai pas connu puisque j'ai été abandonnée .
Y aurait -il un lien entre ces MAILFAIT et MOI? Savez-vous s'il avait (lui ou son frère) des enfants ?

Merci et excusez-moi.
Il ne me déplairait pas d'avoir un point commun ...

  libertad
05-02-05
à 23:55

Re: Descendence P J Mailfait ?

Vous trouverez sur cette page la biographie de Paul Mailfait : http://anardennais.joueb.com/news/142.shtml

  Wyne
09-02-05
à 10:42

Re: Re: Descendence P J Mailfait ?

Bonjour et merci de m'avoir répondu.

Honnêtement je n'en sais pas plus ...

Merci



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